JEAN-MARC BOURDIN
Notre époque semble avoir renoncé aux lendemains qui chantent. Nos contemporains redoutent l’avenir plus qu’ils n’y aspirent. L’humanité est aujourd’hui en mesure de transformer le climat de la planète par la densité de son occupation et son activité inlassable. Une horloge de l’apocalypse (doomsday clock) calculée depuis 1947 à l’université de Chicago la place à une minute trente (sur 1 444) de sa fin en janvier 2023. De son côté, à travers le prisme du dérèglement climatique, le GIEC[1] alerte depuis 1988 sur la partie mesurable des transformations que des procédés physico-chimiques artificiels engendrent dans une période désormais dénommée anthropocène. Les acteurs de ce nouvel âge géologique seront exposés de manière inégale aux menaces que font peser les pénuries énergétiques, le dérèglement climatique, le stress hydrique, l’accès à l’eau potable, l’assainissement des eaux usées, de l’air et des aliments, la disponibilité des technologies protectrices contre les calamités, etc.
J’appréhenderai cette perspective à partir d’une anthropologie dite mimétique qui fait de la violence l’origine et l’horizon de l’humanité. Guide choisi pour notre exploration, René Girard (1923-2015) est connu pour ses concepts de désir mimétique (tout désir est imitation du désir d’un autre) et de bouc émissaire (l’hominisation procéderait de meurtres perpétrés par des groupes entiers contre des victimes arbitrairement désignées comme cause des crises à surmonter, ces actes fondateurs étant ultérieurement remémorés par des sacrifices et des interdits, eux-mêmes à l’origine des autres institutions culturelles). Il a évoqué l’apocalypse dès 1961 à propos de la conversion au réel des écrivains de génie[2] ; il y est revenu souvent dans ses livres d’entretien[3]. Il établit un lien entre des textes bimillénaires, notamment les “petites apocalypses” des évangiles synoptiques, et des signes des temps contemporains. Ce que nous nommons catastrophe, désastre ou effondrement coexiste avec la promesse d’une révélation (sens premier d’apocalypse) qui permettrait l’advenue d’un salut après une période de confusion. En 2007, dans son dernier essai Achever Clausewitz[4], Girard y insiste en citant Hölderlin : “Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve”.
J’analyse non pas une faille unique mais six - trois contextuelles et trois institutionnelles - qui se combinent selon une tectonique complexe. La béance redoutée tient à leur concomitance. Cette complexité fait craindre aux “collapsologues”[5] que les failles s’élargissent tant qu’elles conduisent à un effondrement général.
Le contexte est caractérisé par une “famine” énergétique, une nouvelle “épidémie” aux manifestations pathologiques multiples causée par un bain chimique toujours plus concentré, enfin les affrontements à attendre de déséquilibres démographico- économiques accrus. L’inquiétude est d’autant plus grande que les trois types d’institutions qui ont le plus contribué à l’adoucissement des mœurs révèlent aujourd’hui leur impuissance : l’orthopraxie religieuse, qui a accompagné le développement des cultures humaines au moyen d’obligations sacrificielles et d’interdits, l’État de droit monopolisant la violence physique légitime à partir du XVIIe siècle[6], et l’ordre spontané produit par le fonctionnement des marchés que promouvait Friedrich Hayek[7].
Le raisonnement sera conduit en trois temps : d’abord en repérant les ravages de tendances critiques qui s’aggravent inexorablement (1) ; ensuite en mesurant l’épuisement des modalités institutionnelles de contention de la violence humaine qui, pour des raisons endogènes mais aussi du fait du contexte inédit auquel elles sont confrontées, semblent impuissantes à le maîtriser (2) ; enfin en imaginant des réponses possibles dans le cadre heuristique offert par la théorie mimétique (3).
1. Les nouveaux cavaliers de l’apocalypse
L’Apocalypse de Jean associe trois de ses cavaliers à des calamités : famines, épidémies et guerres, soit les événements les plus meurtriers dans l’Histoire[8]. L’agronomie, la médecine et l’équilibre produit par la terreur nucléaire les ont fait reculer. Les infatigables cavaliers ont donc enfourché d’autres montures. La faim cède la place à la pénurie annoncée d’énergie devenue le nouveau pain quotidien de l’humanité techno-industrielle. Les épidémies sont remplacées mais aussi favorisées par les maladies qu’engendre un recours croissant à la chimie. Enfin les déséquilibres résultant d’une transition démographique plus ou moins avancée selon les aires géographiques font craindre de nouveaux affrontements létaux.
a. La famine énergétique altère les perspectives de croissance
La croissance de l’économie est conditionnée et façonnée depuis deux siècles par un recours toujours plus massif aux énergies et autres matières premières non renouvelables. Or des pics d’extraction proches sont annoncés. Ils réduiront notre pouvoir d’agir sauf à leur trouver des substituts abondants. Autrement dit, nous sommes engagés dans une course en déséquilibre dont l’arrêt pourrait nous faire choir.
La raison en a été énoncée dès 1972 par le rapport du Club de Rome : la contradiction d’une croissance infinie dans un espace fini, celui d’une planète plus peuplée par une humanité plus énergivore et destructrice[9]. L’échappatoire serait de faire disparaître les limites. Pour autant que l’exploitation ou la colonisation de l’espace soient techniquement et physiologiquement réalistes, cette “solution” suppose une consommation d’énergie extravagante : la réponse aggraverait le problème pour bénéficier in fine à une toute petite partie de l’humanité.
La maîtrise de la fusion nucléaire et de la production d’hydrogène “vert” pourraient néanmoins apporter des issues plus réalistes. Mais leur maturité technologique et leur déploiement restent lointains et incertains.
À l’origine de cette situation se trouve une cause évidente et pourtant négligée : le désir mimétique d’espérance de vie et de confort s’est diffusé partout avec les conséquences démographiques et économiques que l’on sait. Citoyens ou peuples, nous revendiquons une égale puissance d’être, désirant ce que d’autres mieux dotés possèdent. L’accès à l’énergie qui en conditionne la satisfaction est d’ores et déjà l’enjeu de luttes auxquelles il sera difficile de mettre un terme.
b. Un bain chimique toxique dérègle le climat et les organismes vivants
Si nous avons pris conscience d’un dérèglement climatique aux effets déjà mesurables et sensibles, beaucoup méconnaissent le phénomène qui l’englobe : la
9 Meadows, Dennis et Donela, Jorgen Randers, Les limites de la croissance (dans un monde fini), Paris : Rue de l’échiquier, 2022.
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“chimiquisation” du monde, un Empoisonnement universel[10] selon Éric Nicolino. Il a commencé au milieu du XIXe siècle, a été rendu indispensable par l’exode rural, est devenu désirable en raison des nouvelles capacités qu’il nous confère et a été dopé par les guerres du XXe siècle. En résulte un stockage sans précédent de résidus chimiques dans les organismes vivants, les sols, les océans et l’atmosphère. Une sorte de pandémie furtive s’est ainsi installée.
Dans l’immédiat, d’autres produits chimiques, ceux de la pharmacie pour faire court, contrebalancent les effets néfastes de ce bain toxique. Le mot grec pharmakon désignait d’ailleurs déjà à la fois le remède et le poison. La sixième extinction des espèces révèle ce que la chimie fait à nos corps quand la médecine et la pharmacie n’en compensent pas les effets. La prévalence de cancers précoces, asthmes, allergies, maladies neurologiques, perturbations endocriniennes et obésité ainsi que la baisse de la fertilité devraient pourtant alerter. Les addictions à des substances toxiques conçues par l’industrie pour provoquer la dépendance, notamment le tabac, offrent une caricature de la “chimiquisation”.
Dans l’immédiat, la médecine, l’hygiène et une alimentation plus riche l’emportent
: les gains de l’espérance de vie en témoignent. Mais pour combien de temps ? Aux États-Unis, pays qui dépense le plus pour la santé, l’utilisation immodérée de produits chimiques, une alimentation déréglée, la surprescription et le trafic d’opioïdes, aggravés par un accès aux soins inégal, aboutissent déjà à la réduire notablement.
Avec des dizaines de millions de produits chimiques différents et plusieurs centaines de millions de tonnes produites et consommées chaque année, cette industrie est devenue trop importante, diversifiée et répartie pour être placée sous le contrôle requis par sa dangerosité.
Nos rêves d’immortalité et de santé à tout prix sont pourtant l’ultime avatar de l’aspiration au comblement du manque d’être à l’origine de l’ensemble de nos désirs. Nous espérons qu’en dilatant toujours davantage la durée de nos vies, nous réduirons les insuffisances d’être qui nous semblent les miner.
c. Les déséquilibres démographico-économiques sont porteurs de conflits
Une réalité commande in fine la plupart des autres : la démographie. Les cultures s’éteignent ou prospèrent en fonction du poids de leurs populations.
10 Eric Nicolino, Un empoisonnement universel : Comment les produits chimiques ont envahi la planète, Paris : Les liens qui libèrent, 2016.
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Un premier déséquilibre résulte du non-renouvellement des générations dans la plupart des pays développés et d’une forte croissance ailleurs. Les générations ne se renouvellent plus en Chine continentale, au Japon, en Corée, à Singapour ou à Taïwan. La Russie cumule les pertes liées à la dissolution de l’Union soviétique, l’émigration, l’alcoolisme, la violence et une fécondité faible : la volonté d’accroître sa population pour regagner en puissance n’est sans doute pas étrangère à sa guerre d’annexion contre l’Ukraine. À un niveau un peu moindre, il en va de même dans la plupart des pays occidentaux. Le sous-continent indien, l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord comme du Sud se sont engagés plus tard dans la même voie. Seules l’Afrique centrale et l’Afghanistan continuent une forte expansion que favorisent ensemble les progrès de la santé et les insuffisances de l’accès à l’éducation des jeunes filles. Les migrants internationaux partent pour l’essentiel d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine à destination de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale. S’ils représentent 3,5% de la population mondiale, ce ratio dépasse les 8% dans l’Union européenne et 15% aux États-Unis. [11]
Les déséquilibres ne se limitent pas à ces dynamiques simples. Les écarts de développement corrélatifs rendent les désirs de migration inévitables. Le drainage des cerveaux de travailleurs hautement qualifiés (médecins, informaticiens, etc.) contribue au maintien, voire à l’accentuation de ces déséquilibres. Mondialisation, effets boomerang de la colonisation européenne, besoins de main-d'œuvre dans les activités peu attractives et vieillissement ont amorcé la pompe migratoire. Moins qu’un esprit de conquête, un désir de sécurité, de prospérité, de santé et d’avenir pour eux-mêmes et plus encore leur progéniture meut la plupart des migrants. Fréquemment issues de zones de conflit, souvent irrégulières, les migrations engendrent des traumatismes profonds à l’issue de parcours chaotiques, circonstances qui compliquent l’intégration dans les pays d’accueil. Elles y provoquent des tensions communautaires ainsi que des oppositions politiques entre universalistes et nationalistes. L’activisme de partis politiques qui revendiquent la jouissance exclusive d’un héritage national préfigure la menace d’affrontements violents.
Les éléments qui précèdent ne constituent qu’un échantillon des menaces. La raréfaction des ressources en eau potabilisable dans de nombreuses zones[12] est
11 David, Olivier, La population mondiale, Paris : Armand Colin, 2020.
12 Pierre-Alain Roche, L’eau dans le monde. Comprendre et agir, Paris : Ponts et Chaussées, 2021.
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un autre avatar de la famine. Les troubles psychiques[13] semblent aussi s’étendre à l’instar d’une épidémie, ce qu’ils sont peut-être. Autre épidémie à redouter, l’explosion en chaîne des bulles spéculatives gonflées à coups d’émissions massives de monnaie pour faire face aux crises à répétition pourrait déclencher un effondrement du système financier dont l’épisode des subprimes en 2008 n’aurait constitué qu’un avant-goût. Il en va de même de l’insoutenabilité des dettes publiques et privées. Par ailleurs les questions relatives aux discriminations des minorités au sein de chaque peuple sont une autre source croissante de dissensus : le débat public est vicié par le conspirationnisme, le populisme et le “wokisme” ainsi que l’usage haineux de la liberté d’expression autorisée par les réseaux sociaux. De même, les interférences croissantes entre humains et artefacts dits intelligents brouillent les frontières : ils font craindre des troubles allant des manipulations des opinions jusqu’aux cyberguerres en passant par des remises en cause existentielles.
En mettant l’accent sur ces variations autour du thème apocalyptique, je n’ai évoqué aucune des calamités classiques, lesquelles restent pourtant plausibles : famine alimentaire sur un vaste territoire, pandémie à la fois contagieuse et létale, guerre nucléaire ou conventionnelle autour du Pacifique, un “après moi le déluge” russe ou un embrasement du Moyen-Orient. Après avoir annoncé la crise financière de 2008, l’économiste Nouriel Roubini alerte sur pas moins de dix Mégamenaces[14] dont plusieurs recoupent celles signalées ici.
Ces multiples ferments de discorde supplémentaires complexifient encore nos sociétés : en effet, les crises simultanées qu’elles engendreront se renforceront les unes les autres. Face à la concomitance de telles béances vectrices de violences actuelles et plus encore potentielles, nos moyens d’action habituels sont-ils à la hauteur ?
2. L’ usure des mécanismes institutionnels face à la complexité croissante
En 1972, année du rapport Meadows, paraît aussi La violence et le sacré[15] où Girard montre comment la pratique rigoureuse d’obligations rituelles et d’interdits
13 L’Organisation Mondiale de la Santé compte près d’un milliard de personnes atteintes d’un trouble mental dont 14% d’adolescents : https://www.who.int/initiatives/mental-health-action-plan-2013-2030 .
14 Roubini, Nouriel, Mégamenaces. Dix dangers qui mettent en péril notre économie et comment leur survivre, Paris : Buchet-Chastel, 2023. Voir en particulier le chapitre 11 où est imaginé un scénario dystopique combinant les menaces.
15 René Girard, La violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972.
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religieux a permis la survie d’une espèce humaine particulièrement vulnérable aux rivalités mimétiques. Il suggérait également que les institutions judiciaires et le monopole de la violence légitime avaient limité les risques inhérents à la vengeance privée. Son hypothèse a été ensuite complétée par la description du rôle de l’économie et de la monnaie[16] dans l’orientation des désirs vers des biens reproductibles, contribuant ainsi à la régulation d’un monde où la fréquence de la violence létale rapportée à la population a fortement baissé depuis trois siècles, notamment en Occident[17].
Cette tendance à la moindre violence pourrait toutefois subir un point d’inflexion majeur. Or ses trois grandes institutions modératrices sont à la fois victimes d’une perte de légitimité et de pertinence quand elles ne sont pas coupables de complaisance, voire de complicité, avec notre tropisme rivalitaire.
a. Les religions en concurrence sont disqualifiées par leurs pratiques
Les religions polythéistes de l’Antiquité, dites civiques[18], ont régulé dès l’Antiquité leurs sociétés aux côtés de souverains souvent apparentés au divin. Elles ont survécu dans le culte impérial en Chine jusqu’à la fin du XIXe siècle : l’histoire chinoise permet ainsi de se faire une idée de la violence subie par les victimes sacrificielles que suppose la contention de celle des foules et de la stabilité toute relative ainsi obtenue[19]. En tout état de cause, empreinte de croyances préscientifiques, leur approche est inappropriée face aux menaces ici identifiées.
Le monothéisme a par la suite donné naissance à deux groupes de religions prosélytes de salut à vocation universelle : le christianisme et l’islam qui réunissent aujourd’hui plus de la moitié des croyants dans le monde. Le bouddhisme et son demi-milliard de croyants partagent cette vocation à l’expansion tout en prônant
16 Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, L’enfer des choses, Paris : Le Seuil, 1979 ; Michel Aglietta et André Orléan, La violence de la monnaie, Paris : PUF, 1982.
17 Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris : Le Seuil, 2008 ; Steven Pinker, La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Paris : Les Arènes, 2017.
18 Yves Lambert, La naissance des religions : De la préhistoire aux religions universalistes, Paris : Armand Colin, 2007.
19 Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine et ses démons. Aux sources du sino-totalitarisme, Paris : Odile Jacob, 2022.
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une approche plus relativiste. À la fois religion civique et de salut, l’hindouisme[20] compte plus d’un milliard d’adeptes.
Nées souvent de leur prétention à détenir seules la vérité, leur tendance aux schismes, hérésies et syncrétismes locaux a segmenté leur capacité d’emprise sur la population mondiale. Il s’en est suivi, en Occident notamment, une tendance puissante à la sécularisation fondée sur les démentis apportés aux dogmes par le savoir scientifique.
Les croyances ne sont pas les seules à être contestées. Institutions humaines, les religions souffrent des mensonges des clercs qui se posent en propagateurs de la vérité et promoteurs de la sainteté, pris dans des jeux de pouvoir et parfois incapables de se conformer aux préceptes qu’ils imposent aux fidèles.
Malgré une pérennité supérieure à celle des Empires et des États, les religions actuelles manquent ainsi de légitimité mais aussi de compétences pour contenir les nouvelles menaces et empêcher les violences corrélatives. Elles pourraient tout au plus consacrer leur force de conviction résiduelle à prêcher la sobriété et l’accueil bienveillant des migrants.
Quoi qu’il en soit, conséquence de leur ancienneté, les difficultés qu’elles éprouvent à admettre les évolutions récentes de la cellule familiale augurent mal de leur aptitude à se saisir des enjeux de la complexité contemporaine.
b. Les États dont la souveraineté se dissout dans la globalisation
À une époque où l’institution familiale est confrontée à une perte d’emprise du patriarche, l’État tend également à perdre de son ascendant sur ses citoyens. Constitué en État de droit à partir du XVIIe siècle en Europe occidentale, il a su édicter et faire respecter des lois, ordonner la levée en masse et faire transiter par ses caisses des prélèvements à redistribuer de plus en plus massifs. Mais il peine face aux nouveaux dangers. Et sa capacité à mobiliser des ressources est épuisée par un abus des politiques économiques (monétaires, budgétaires, fiscales et de crédit) : une fois les munitions tirées, les armes sont impuissantes.
Chaque État pâtit d’abord de la concurrence en son sein : le pouvoir y reste enviable malgré l’amoncellement des difficultés ; et la vanité nourrit les ambitions. Ensuite, les États en compétition privilégient les intérêts nationaux quand des politiques globales sont indispensables ; et ce d’autant plus que les rivalités pour
20 Malgré une évolution due à la concurrence du bouddhisme et du jaïnisme, l’hindouisme demeure une religion orthopraxique structurant la société, ce que révèle son inflexion nationaliste en Inde.
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l’accès au pouvoir et sa conservation imposent d’incarner une préférence nationale. Ici aussi, les oppositions mimétiques limitent les capacités d’initiative des acteurs.
La désignation périodique des gouvernants par le corps électoral oppose des groupes souvent irréconciliables. Atout des démocraties, l’alternance nuit à la continuité des politiques publiques. La corruption, le contournement des règles, la fraude et l’insurrection des vaincus interfèrent parfois dans des scrutins en cas de résultats serrés.
De plus, un tel système donne pouvoir tout au long d’une mandature aux élus de traiter une multitude de questions présentes mais aussi à venir alors que l’opinion majoritaire varie selon les sujets abordés et sur la manière de les traiter. Le système électoral sacrifie ainsi les minorités en les excluant de la prise des décisions auxquelles elles n’adhèrent pas, ce qui est source de fragilité : se regroupant autour d’une identité commune, leurs ressortissants se persuadent que leurs revendications seront négligées pour cette raison. Postulé par John Rawls, le consensus par recoupement[21] autour d’une loi majoritaire transcendant les divergences de croyance et d’opinion se défait. La frustration des déclassés peut les amener à dériver vers une régression suprémaciste ou, réciproquement, vers des provocations enfreignant les règles morales défendues par leurs adversaires.
Le poids du théologico-politique se ressent en outre dans nombre de pays à majorité, ou minorité politiquement agissante, musulmane, hindoue, évangélique et juive orthodoxe en particulier. Ce mélange des genres est vecteur de violences intercommunautaires.
Ces manifestations conjuguées de l’effritement de l’État de droit réduisent sa capacité à contenir la violence privée au prix d’une violence publique minimale. Le malaise social créé dans les démocraties libérales par l’arrivée des migrants apparaît à bien des égards comme un test de leur résistance et de leur capacité à se conformer aux valeurs qu’ils promeuvent.
Ces États doivent en outre coexister avec des entreprises globales capables de s’affranchir de leurs obligations fiscales, mener leur propre politique et ne pas se soucier outre mesure des dégâts environnementaux qu’elles causent. De plus, la financiarisation de l’économie éloigne les investisseurs de toute préoccupation d’intérêt général.
L’impuissance croissante des États se manifeste encore par le retour de la force dans les relations internationales et ses échecs répétés : Vietnam, Afghanistan,
21 John Rawls, Libéralisme politique, Paris : PUF, 1995.
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Irak, Libye, Sahel et aujourd’hui Ukraine. Les guerres asymétriques tournent à l’avantage des envahis ou laissent derrière elles un chaos persistant.
Le contrôle des insurrections ou des meurtres de masse en interne est également de plus en plus difficile. Désormais le monopole de la violence physique légitime souffre de remises en question, contribuant à diminuer la croyance en la toute- puissance étatique et aux bénéfices attendus de son action.
Enfin, la capacité du système politique à redistribuer les “fruits de la croissance” s’amenuise en raison du ralentissement de celle-ci : la revendication se mue en ressentiment du fait d’un manque d’espoir raisonnable de la voir satisfaite ou d’une crainte que, pour la satisfaire chez d’autres, il faille réduire ses propres capacités dans un jeu à somme quasi-nulle. Le déclassement des classes moyennes rattrapées par les salariés au salaire minimum et desdits salariés voyant l’écart avec les bénéficiaires de minima sociaux s’amenuiser nourrit ce ressentiment. Or la stagflation semble devoir s’installer durablement[22].
Les menaces pointées ici supposent en tout état de cause des actions qui dépassent le ressort territorial de chaque État. En l’absence d’un gouvernement mondial, l’Organisation des Nations Unies (ONU) s’efforce d’amorcer des coopérations dans le cadre de Conferences Of Parties (COP), hauts lieux du retour à la pensée magique : dire, c’est faire… pour en donner l’illusion. Au sein de l’ONU, les actions de maintien de la paix achoppent aussi le plus souvent sur le véto d’un des membres permanents du conseil de sécurité.
Le succès des États face aux religions assuré par la laïcité ou l’asservissement au politique dans les théocraties ne masque pas la perte de leur maîtrise sur les entreprises multinationales ou les fonds spéculatifs et, plus généralement, sur le cours des choses.
Pour tenter de continuer à jouer leur rôle de régulation sociale et de contention de la violence, les États se retrouvent dans l’obligation de poursuivre indéfiniment la complexification des règles qu’ils imposent à leurs citoyens. Multiplication des normes, automatisation de leur application ainsi que difficultés à assurer correctement leurs missions essentielles (éducation, santé, justice, maintien de l’ordre, etc.) ont suscité par contrecoup la réponse à la fois politique et antipolitique des libertariens. Très minoritaire dans les urnes, elle séduit néanmoins des entrepreneurs et financiers influents. Leurs actions prennent la forme d’une sécession : évasion fiscale, placements financiers dans les paradis fiscaux, usage de cryptomonnaies, constitution de zones d’habitation closes et gardiennées, projets de villes flottantes hors des eaux territoriales et autres
22 Voir Nouriel Roubini, op. cit., chapitre 5.
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modalités de déconnexion des élites les dégagent de l’emprise des États. Le rapport coûts/bénéfices de l’intervention des États fait ainsi l’objet de contestations croissantes.
L’aggravation de la situation et la perte de contrôle des États nationaux exigent une gouvernance mondiale face à des problèmes qui dépassent leur territoire et le ressort de chaque peuple. Les États manquent toutefois de fiabilité en respectant trop rarement leurs engagements internationaux. Or les menaces identifiées ne pourront être atténuées que par un regain des ambitions et des réalisations du pouvoir politique, seul à même en théorie d’y faire face.
c. Les marchés dont la myopie s’aggrave face à l’impératif du temps long
Les idéologues libéraux ont cru la liberté économique capable de transmuter les motivations individualistes en un intérêt général bien compris. Cette alchimie ne fonctionne plus guère. Alors que les dangers imposent des actions de long terme et le bridage des égoïsmes, la logique des marchés est celle du court terme, de la mise en concurrence et des réactions moutonnières. L’orientation des désirs vers les objets de consommation qui en a résulté a produit sa victime innocente : Gaïa, fille du Chaos, est la pourvoyeuse de l’humanité en ressources à sacrifier à sa relative stabilité[23].
L’évolution de l’horizon des entreprises et des organismes publics est symptomatique de leur épuisement. Il s’entend dans les mots-clés du management depuis 1945. Quantitatives, les perspectives furent durant une trentaine d’années dictées par la croissance et le progrès. Il était alors possible de sacrifier les ressources sans compter. Puis le mot d’ordre fut inspiré par la percée industrielle du Japon : la qualité totale et l’amélioration continue comme avantage compétitif déterminant dans une économie globalisée. Plus récemment, l’inquiétude a gagné : la maîtrise des risques a encapsulé la qualité. Les circonstances ont ensuite montré que les risques cartographiés omettent toujours celui qui provoque la crise. La gestion de crise s’est donc imposée comme nouvel impératif. Mais ce n’était pas encore assez : la résilience est maintenant invoquée partout et par tous comme si la chute était certaine et seules les capacités à se relever, à renforcer. Un temps conquérante, l’entreprise se projette désormais en culbuto.
Les ambitions se réduisent, les menaces se rapprochent et l'horizon s’assombrit. La qualité, même totale, et l’amélioration, même continue, relèvent d’un registre
23 Bernard Perret, Quand l’avenir nous échappe, Paris : Desclée de Brouwer, 2021, p. 159.
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moins hubristique que la croissance et le progrès. Puis le lexique ultérieur des risques, des crises et a fortiori de la résilience fait écho à la peur plutôt qu’à l’espoir de temps meilleurs. Si la maîtrise des risques relève encore de l’anticipation, la gestion des crises se situe en aval de problèmes advenus. Dernière arrivée, la résilience admet la fatalité de la situation. Cette gestion court-termiste et réactive se révèle également de plus en plus coûteuse en consolidation des fonds propres face à l’endettement, aux dépenses d’assurance, aux coûts croissants de fonctions support chargées de maîtriser la complexité ambiante, etc.
Depuis la fable des abeilles de Mandeville et la fondation de l’économie politique par Adam Smith au XVIIIe siècle, le mantra du libéralisme prend la forme d’un paradoxe : les vices privés engendrent les vertus publiques. Les succès des deux siècles suivants lui ont donné du crédit. Néanmoins, le vice privé majeur ainsi promu est la cupidité : s’approprier des biens et jouir des plaisirs matériels. En donnant de tels modèles de réussite, l’économie a ainsi orienté les efforts des acteurs économiques vers l’obtention de pouvoir d’achat, synonyme de capacité d’action, voire de puissance d’être. Mais cette cupidité généralisée ne suffit plus à surmonter nos crises existentielles et tend plutôt à les aggraver.
Les leviers utilisés par l’humanité pour contenir sa violence se sont ainsi affaiblis. Ils faillissent à leur mission de protection des générations présentes et de pérennité pour les générations futures. Et ce face à de multiples défis inédits et simultanés. Non seulement ils ne sont plus à la hauteur mais ils sont eux-mêmes en crise.
L’anthropologue Joseph A. Tainter considère que l’effondrement des civilisations est causé par la décroissance des rendements marginaux de l’investissement qu’elles doivent effectuer dans leur complexité (c’est-à-dire des coûts socio- politiques croissants qu’elles supportent pour se maintenir)[24]. L’épuisement de nos institutions œuvrant à la concorde face à un niveau de sophistication inédit rendu possible par les connaissances scientifiques accumulées et leurs déclinaisons technologiques lui donne raison : elles ne sont plus assez efficaces, efficientes ni pertinentes au regard de la situation.
D’autres voies pourraient-elles remédier à cette impuissance ?
24 Joseph A. Tainter, L’effondrement des sociétés complexes, Paris : Les liens qui libèrent, 2020, par exemple pp. 362 sqq.
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3. Retarder la menace apocalyptique ?
Face aux visions apocalyptiques de son temps, Paul de Tarse parle de katechon (deuxième lettre au Thessaloniciens, 6-7). Pour le dire simplement, il invite à se comporter comme si le jugement dernier n’était pas pour demain. Cette retenue du chaos passe par la contention de la violence. Le katechon paulinien délègue cette tâche au pouvoir politique, alors celui de l’Empire romain. Le libéralisme politique a à son tour confié cet endiguement à l’économie de marché. Quelles seraient les étapes à venir pour poursuivre ce diffèrement ?
Si le désir mimétique régente les rapports humains et engendre les rivalités à l’origine de crises délétères, il faut partir de ses mécanismes pour espérer en atténuer les effets, voire les annihiler. De trois manières possibles. Cette décomposition permet d’évaluer l’opportunité et la faisabilité de certaines idées qui ont émergé dans le débat public. La première est de renoncer à l’objet du désir. Une deuxième consiste à choisir un modèle dont l’imitation limite les risques de déchaînement des violences. Quant à la troisième, à visée collective, elle passerait par la promotion d’une mise en commun de biens non partageables et donc susceptibles d’être des enjeux de conflits.
Cette partie ne propose pas de solutions réconfortantes. Mais ses faiblesses mêmes sonneront, je l’espère, comme des alertes plus utiles que des assertions comminatoires pour aider à la prise de conscience des difficultés à venir.
a. Le renoncement aux objets du désir
L’idée du renoncement n’est pas neuve. Elle paraît simple. D’initiative individuelle, ce qui facilite la décision de se l’imposer, elle présente l’inconvénient de n’être pas généralisable.
Elle a pris de multiples formes : sadhus, ascètes, ermites, cénobites, anachorètes, adeptes de la vie monastique, abstinents en tous genres, etc. Cette diversité des modalités fait toutefois craindre une mise en pratique à grande échelle délicate. Quoi qu’il en soit, le détachement réapparaît aujourd’hui sous diverses modalités.
Le bouddhisme continue d’enseigner la voie médiane entre plaisirs et ascétisme pour atteindre l’illumination et la cessation de la souffrance causée par les désirs et l’attachement. Son poids démographique et son attraction intellectuelle en dehors de son aire de diffusion historique le prédisposent à tenir un rôle dans une reconfiguration morale.
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De façon inattendue pour des sociétés qui trouvent leur équilibre dans la croissance, nos gouvernants vantent soudain la sobriété et la résilience. Nous passons d’une société du “toujours plus” à la promotion du “moins c’est mieux”. Les effets sur le vivre-ensemble de ce changement de perspective ne sont toutefois pas anticipés. En cas de succès, le renoncement des uns à l’hyperconsommation aura pour résultat la précarisation des autres. Mais les promoteurs de la sobriété doutent peut-être de leur force de conviction.
D’autres modalités d’un renoncement partiel sont préférées par les gouvernés : évitement[25], démission (grande ou silencieuse), revendication du temps libre, retraite au plus tôt, etc. La réussite professionnelle ou sociale devient moins enviable : la capacité à consommer plus d’objets ne doit plus dominer ; un équilibre entre vie professionnelle, familiale et personnelle est à privilégier. Ce frein à la croissance limitera un peu la pénurie énergétique et les émanations chimiques… Mais il accroîtra un risque de prolifération de la violence car les obligations professionnelles comme les espérances de rémunération constituent une disciplinarisation très efficace, contraignant un important laps de temps quotidien. Cet attrait pour les loisirs augmentera aussi le recours aux travailleurs migrants et les risques consécutifs d’affrontement au sein des pays d’accueil.
À côté de cette approche passive de retrait partiel du monde du travail, apparaît une voie plus radicale : le survivalisme qui peut aller jusqu’au bushcraft, c’est-à-dire une vie à la manière des chasseurs-cueilleurs. Mais certains survivalistes se réclament d’idéologies suprémaciste[26] ou anarchiste[27], complaisantes avec une l’action violente, fragilisant de la sorte la concorde avec les parties de la population qui ne partagent pas leurs convictions.
Les options extrêmes du retour au paléolithique déshumanisent le projet de l’humanité. Elles supposent une diminution considérable et rapide de la population qu’un mode de collecte de l’alimentation aussi extensif exige. Il n’est en général rien dit de la façon d’y parvenir.
Dès que le renoncement aux objets du désir est envisagé à grande échelle, la voie à suivre pour atteindre un nouvel équilibre paraît ainsi impraticable ou, à tout le moins, insuffisamment balisée. Cette voie est ironiquement tracée par une nouvelle manifestation de l’égoïsme ou de l’individualisme, survivre à la mort des
25 Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris : Economica, 2010.
26 Piero di San Giorgio, Survivre à l'effondrement économique, Paris : Cultures et racines, 2020.
27 La logique des zones à défendre légitime une lutte violente à l’extérieur pour préserver à l’intérieur une organisation sans hiérarchie.
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autres, revenant ainsi aux conditions morales d’un capitalisme honni. Bref, le renoncement au désir, même s’il était réaliste, cohérent et substantiel, ne fournirait pas la réponse au problème. Dosé convenablement, il apporterait tout au plus une contribution.
b. L’assomption du désir par le choix d’un modèle supposé bénéfique
L’autre solution individuelle à l’équation du désir mimétique est de prendre pour modèle de nos désirs un guide supposé les réorienter pour notre bien et, dans la version altruiste, vers le bien commun. Les pratiques actuelles autant que l’imitation du Christ prônée par Girard font toutefois douter des bénéfices collectifs à en attendre.
De nouveaux médiateurs suscitent l’idolâtrie : stars[28] du spectacle vivant (industries culturelles ou sports professionnels), influenceurs, guides spirituels, maîtres à penser, etc. Cette énumération laisse là encore sceptique sur leur capacité à orienter correctement les désirs de leurs admirateurs. La nouveauté réside dans la technologie des réseaux sociaux qui donne accès à une multitude de modèles ou d’influences. La haine en ligne et les trolls mettent en évidence que cette opportunité porte en elle un risque supplémentaire pour la concorde civile. Les possibilités offertes par ces médias débouchent sur une amplification de ce que Stendhal dénonçait déjà : vanité, envie, jalousie et haine impuissante.
Plus proches, souvent trop proches, les médiateurs traditionnels demeurent : membres de la famille, amis, voisins, collègues, etc. Mais la communauté de désirs avec eux conduit fréquemment, à un moment ou à un autre, au conflit.
Le développement personnel et les psychothérapies confèrent aussi la position de modèle à leurs praticiens. Ils sont consultés pour aider au tri entre désirs à encourager et décourager. Héritiers du confesseur d’antan, ils recourent plutôt à une imputation de la responsabilité des souffrances ressenties à des tiers, parents ou proches, attisant ou réveillant ainsi parfois des conflits. Visant plutôt la santé que la sainteté[29], ils traduisent la nécessité de se faire dire les choses par des modèles qualifiés.
De son côté, la chrétienté a dû constater la difficulté à orienter ses désirs par imitation des désirs du Christ et le respect de son commandement nouveau :
28 Où l’on retrouve un écho à l’étymologie du “désir” et du “désastre”, une fois ôté leur préfixe privatif : la “star” est bien une étoile qui brille.
29 Pierre Prades, De la sainteté à la santé. Puritanisme, psychothérapies, développement personnel, Lormont : Le bord de l’eau, 2014.
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“aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés” (Jean 13:34). Alors que pour Girard le christianisme est la seule religion à avoir prévu son échec, cela ne l’empêche pas avec son co auteur Benoît Chantre de promouvoir la “médiation intime”[30] : elle consisterait à prendre le Christ pour modèle afin de nous protéger des affres du désir mimétique ordinaire. Cette conversion individuelle ne peut toutefois enclencher la contagion planétaire nécessaire à une réaction en chaîne salutaire.
Médiateurs attirant davantage l’attention, les prophètes de malheur contemporains signalent un repoussoir désastreux afin de rendre désirable l’état contraire. Ils se posent en médiateurs d’un nouveau désir à généraliser. Parmi les versions les plus conséquentes, Jean-Pierre Dupuy conseille un “catastrophisme éclairé” qui “consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin[31]” : autrement dit, si l’humanité était certaine de son autodestruction dans l’avenir, alors elle prendrait dans le présent les mesures nécessaires à sa continuation et agirait de manière à supprimer les causes de son autodestruction. Ce concept qui lui a originellement été inspiré par la menace nucléaire revêt une portée plus large. À sa suite, Bernard Perret se préoccupe ainsi d’une “impasse écologique” inédite qui nécessite un “moment de vérité”[32].
Les limites du catastrophisme éclairé tiennent à la multiplication des causes simultanées de la catastrophe combinée à la médiocrité actuelle des outils à disposition pour l’éviter. Nous savions les civilisations mortelles depuis Paul Valéry ou, après Jared Diamond et Joseph A. Tainter, vouées à l’effondrement. Nous savons désormais que la civilisation prise dans sa globalité planétaire l’est également et ne pouvons plus faire mine de l’ignorer. Il nous reste à croire sans plus tarder ce que nous savons, ce à quoi nous invite Dupuy[33].
c. Mettre en commun(s) le non-partageable, espoir d’un œkoumène apaisé ?
Il doit exister une pratique adaptée au caractère non partageable de certains biens, comme l’état de la planète et le stock résiduel de ses ressources non renouvelables viennent opportunément en rappeler la nécessité.
30 René Girard et Benoît Chantre, Achever Clausewitz, op.cit., p. 314.
31 Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie. Sortir de l’économystification, Paris : Flammarion, 2012, p. 234.
32 Bernard Perret, Quand l’avenir nous échappe, op.cit., p. 12 et 30.
33 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris : Seuil, 2004, p. 142.
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Pour Girard, la rivalité naît du caractère non partageable de certains objets du désir comme un être aimé, une œuvre d’art unique, un territoire convoité par deux peuples, un pouvoir, un monopole sur un marché ou sur une vérité de foi, etc. L’appropriation par l’un en prive les autres. Mais d’autres biens sont aussi à mettre en commun parce qu’écologiquement à ne pas partager. Quant aux dommages que nous leur faisons subir, ils sont, eux, à partager dans l’espace avec nos contemporains et le seront dans le temps avec les générations à venir. Le prochain paradigme devra donc repartir du non partageable, du non appropriable, voire de l'irrémédiable. Le terme de “communs” tend à désigner ce type de biens.
Les expériences historiques de communs ne fournissent pas de précédents immédiatement réutilisables. Elles relèvent toutes d’une forme de manichéisme qui justifie la prééminence d’un bien collectif. Ce faisant, elles s’opposent au mode de pensée relativiste promu par l’économie de marché où bien et mal coexistent sans hiérarchie comme fatals et complémentaires et sont pragmatiquement assimilés au succès ou à l’échec. Il s’agirait donc de reprogrammer notre logiciel en profondeur.
La famille, institution originelle, est le principal lieu des mises en commun dans le but de donner et préserver la vie. Elle connaît toutefois de nos jours des remises en cause, confrontée à sa dissolution souvent douloureuse, entre abus de pouvoir, divorces, recompositions et héritages, tous événements plus ou moins maîtrisés par l’institution judiciaire. Elle n’est plus ce pôle de stabilité longtemps imposé par des normes juridico-religieuses.
L’épopée monastique médiévale combina une désappropriation de soi en se vouant à Dieu et un retrait du siècle plus ou moins complet. De crise en crise, ce modèle s’est dévoyé et ne trouve plus guère d’adeptes aujourd’hui pour peser sur l’état du monde. Ambigu vis-à-vis de l’environnement, il l’est aussi à propos de la pérennité de l’espèce puisque moniales et moines font vœu de chasteté, dans l’attente du Royaume.
Toujours au Moyen-Âge, dans le souci de permettre aux plus pauvres de se nourrir, les pâtis communaux et le droit de vaine pâture autorisaient le glanage ou le nourrissage des animaux sur des parcelles utilisées en commun avant que des enclosures les fassent disparaître. Ces coutumes d’une économie précapitaliste sont souvent évoquées par les tenants du retour aux “communs”.
À l’époque moderne, le communisme, en germe dans le christianisme primitif, a contribué à disqualifier l’aspiration à la propriété collective, tant ses exactions et son inefficacité ont été manifestes en URSS, en Chine ou à Cuba par exemple.
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Malgré ces antécédents peu engageants, la préservation de la vie sur la planète et de ses ressources de même que le traitement égal des humains, quel que soit l’héritage culturel dont ils peuvent se prévaloir, exigent un retour à une structure de pensée manichéenne faisant de la pérennité de l’œkoumène le bien suprême auquel sacrifier le présent et la tentation de jouir sans délai des opportunités offertes aux contemporains, qui deviendrait alors le mal à contenir. Ainsi énoncée, cette perspective est peu attrayante.
Exemple plus séduisant, les productions artistiques et les connaissances scientifiques voient leur diffusion passer par la mise en commun(s). L'appropriation d'œuvres plastiques par les collectionneurs reste marginale et les musées ainsi que les édifices publics, un correctif satisfaisant. Pour l’immatériel, les droits d'auteur et les dépôts de brevet qui autorisent la diffusion ont des effets pécuniaires limités dans le temps avant l’entrée dans le domaine public. La mise en commun est donc possible, susceptible d’être réglementée et même dans une certaine mesure monétisée. Et c’est la formule en vigueur pour ce qui a le plus de valeur à nos yeux : la création et le savoir. Mais de telles modalités juridiques sont-elles déclinables pour d’autres biens communs ? Cela reste à démontrer.
Pour sortir des écueils de l’époque, sans doute faut-il en premier lieu construire avec les historiens, les anthropologues et les scientifiques un récit mondial commun des responsabilités sur l’état de la planète et de ses habitants. Nous en avons les moyens. Ce devrait être une des missions prioritaires de l’ONU, laquelle s’en est déjà partiellement emparée avec certaines de ses agences. Il est la condition préalable à une réconciliation et aux coopérations à venir. Comme la Bible a révélé en son temps l’innocence des victimes et la culpabilité des foules persécutrices, une communauté reste à fonder sur un tel récit.
Mais ces fondations sont loin de suffire. Il faudra aussi s’appuyer sur des concepts adéquats. Le XXe siècle a vécu une sorte d’idéalisation du don à la suite de l’anthropologue Marcel Mauss[34]. Ce biais idéologique a faussé la réflexion sur les alternatives envisageables à l'échange marchand. Il avait estompé avec sa triple obligation -donner, recevoir, rendre- le quatrième terme de ce type d’échange
-prendre- et toute la violence que le rite du don agonistique libère. Il eût été plus fécond de partir d’une pratique plus archaïque encore : le gros gibier chassé et consommé en commun qui solidarise les chasseurs-cueilleurs.
Les biens communs que la révolution économique libérale avait fait disparaître, en partant du principe que tout était appropriable, transformable et vendable pour en
34 Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris : PUF, 2012.
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assurer la meilleure exploitation, sont revenus au coeur du débat public[35] : la question qui s’impose est désormais comment préserver de la pleine propriété et des abus qu’elle autorise l’air, l’eau, la terre et aussi les autres espèces vivantes. Au- delà de ces biens universels préalables à toute culture humaine et nécessaires à sa survie, d’autres devraient être concernés par cet impératif : les résultats de la recherche publique, les connaissances encyclopédiques et les logiciels libres, la santé publique confrontée aux épidémies, une partie de la création artistique, les droits humains, etc.
Les migrations soulèvent aussi une question d’appropriation : les bienfaits de la civilisation sont-ils un héritage localisé sur un territoire et réservé à des ayant- droits nationaux ou un bien commun de l’humanité à mettre à disposition de tous par tous moyens ?
Ces mises en commun(s) supposent une gouvernance planétaire. Or la complexité des problèmes pousse en général à la fragmentation plus qu'à l'union des puissances publiques.
La mise en commun(s) devrait résulter également d’expressions permises par des consultations rendues possibles par l’électronique pour former une opinion publique mondiale. Son émergence supposera toutefois de longues maturations pour parvenir à des consensus. Les résultats seront plus ou moins pertinents mais la loi du nombre reste à ce jour la seule méthode acceptée pour légitimer une décision qui s’impose à la totalité d’un corps électoral. Sans parler des autocraties, les démocraties représentatives nationales sont pourtant encore loin d’être prêtes à y consentir.
En attendant, année après année, le rapport d’Oxfam nous rappelle la tendance à la concentration de la plus grande partie du patrimoine mondial, certes pour l’essentiel financier (donc de valeur fluctuante et virtuelle). Le percement des nombreuses bulles pourrait le diminuer mais il ne lèvera pas l’obstacle que ce groupement informel constitue à la mise en commun(s) des quelques biens à ne plus partager pour les préserver de dégradations fatales.
Si elle se produit, la révélation apocalyptique portera sur l’évidence que nous avons reçu en partage, devons accepter de conserver en commun et aurons à transmettre en héritage indivis l’ensemble des biens non partageables nécessaires à la pérennité de la biosphère.
35 Perrine Michon, Les biens communs : Un modèle alternatif pour habiter nos territoires au XXIe siècle ?, Rennes : PUR, 2019.
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Conclusion
Alors que selon Girard, après le dévoilement de l’injustice des mécanismes sacrificiels, le déchaînement de la mimésis d’appropriation conduit à l’apocalypse, nous avons exploré un chemin différent, qui tente d’éviter le désastre annoncé par la réorientation de nos désirs.
Il n’y a pas de solution miracle, même si l’optimisme est de volonté et si l’humanité s’en est toujours sortie jusque-là, objections souvent émises en réplique au catastrophisme. La complexité est désormais trop importante pour démêler l’écheveau dans l’espoir de tracer un avenir sûr. Si une solution faisant disparaître d’un coup tous les problèmes accumulés est imaginable, elle échapperait à la loi d’airain des mécanismes du désir mimétique. Une révélation prophétique comme certains le souhaitent ou s’y résignent ? Tout ou presque nous y renvoie mais son énonciateur reste attendu… comme le Messie.
Il n’est pas impossible que des vases communicants compensent les gains matériels par des pertes spirituelles ou psychiques et maintiennent à niveau notre sentiment d’insuffisance d’être. Cette loi nous condamnerait à un degré de satisfaction indéfiniment limité, celui de la condition humaine. La question immédiate est plus triviale : comment laisser aux générations futures le soin de trouver la voie d’une vie la plus joyeuse en partant d’une situation la moins détériorée ? Nous pouvons sans doute leur fournir des éléments de diagnostic mais pas de remède et encore moins de pierre philosophale.
Face aux difficultés multiples, un subtil dosage de modération des désirs matériels de préférence au survivalisme, de catastrophisme éclairé tous azimuts plutôt que de collapsologie, de réduction de la complexité sans aller jusqu’au refus de toute norme et de revalorisation de la mise en commun(s) après une longue période qui a promu le modèle de l’individu autonome et accapareur, contribuera à prolonger le projet humain dans des conditions de viabilité acceptable. Du grand art en perspective, une performance de longue durée qui requiert la participation de la multitude. Chacun se fera une idée de sa probabilité.
Les solutions technologiques ne combleront pas nos manques profonds. Êtres finis dans un monde fini, nous devons veiller à ce que les failles que nous avons contribué à faire apparaître ou à élargir ne se creusent plus pour permettre à notre descendance de ne pas y chuter et de poursuivre son chemin.
La mise en commun(s) de certains biens est en définitive un lieu envisageable du dépassement des apories du religieux, du politique et de l’économique. Fondée sur la fraternité, elle prend en considération l’égalité promise par les religions pour l’accès au salut, l’égalité potentielle de puissance d’être au cœur de la démocratie libérale et une liberté d’initiative créatrice qui présuppose la conservation d’un état du monde fertile. Là se situe peut-être la synthèse à rechercher pour préserver la vie et ses délices, aussi contre-intuitive qu’elle puisse paraître à première vue.
Avant d’aborder sur les rives de cette utopie, la navigation sera longue, tumultueuse et peut-être désastreuse tant notre monde actuel est gouverné par l’appropriation des choses mais aussi des êtres. Il faudra larguer ces amarres et se fier à une bonne étoile.