top of page

Réel voilé et coupures de Dedekind

CHRISTIAN WALTER

Au moment de présenter le thème de ce numéro qui ouvre la nouvelle A’chroniques, qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir personnel, qui éclairera à la fois l’origine de la nouvelle série de la revue et de la rencontre puis l’amitié avec sa fondatrice, Caroline Guth.

C’est un épisode lointain de mon parcours scolaire, quand j’étais encore en classe de mathématiques supérieures (« Math sup ») en 1975. Un jour, le cours porta sur la construction des nombres qu’on appelle « réels », terme qui désigne les nombres irréductibles à des rapports de nombres entiers, qu’on appelle aussi nombres

« irrationnels », comme le nombre « racine carrée de 2 ». Plusieurs méthodes mathématiques existent, et celle qui nous était présentée partait de l’ensemble des nombres « rationnels », terme qui désigne les nombres formés par des rapports de nombres entiers, les fractions. Le professeur introduisit ce qu’on appelle les

« coupures de Dedekind » (Richard Dedekind (1831-1916) était un mathématicien allemand qui travailla toute sa vie sur l’axiomatisation de l’arithmétique). Les coupures de Dedekind sont des manières particulièrement élégantes de chercher ce qu’il y a « entre » les nombres rationnels, justement les nombres irrationnels. Cet « entre deux » peut être rendu aussi petit que possible, tendant vers une limite qui est précisément le nombre « réel » (qu’on ne peut pas « voir » ni saisir). Ainsi la limite continue dans les rationnels converge vers un nombre qui a une certaine réalité, une discontinuité radicale irrationnelle, une discontinuité réelle.

En entendant ça, à cet instant précis, dont je me rappelle très bien encore aujourd’hui, j’ai eu comme une illumination. Je fus littéralement fasciné par ce qui semblait se découvrir à mon esprit, et je « vis » la faille des rationnels, le trou, la césure, la discontinuité au sein de l’ordre continu et régulier des rationnels. Ce fut un moment de pur émerveillement, de contemplation quasi religieuse de ces signes mathématiques qui étaient au tableau et qui dessinaient une porte de sortie du monde des rationnels vers l’irrationnel, le réel.

Au fond, tout se passait comme si, partant d’un monde régulier, continu, lisse, rassurant et rationnel, se laissant glisser le long de la convergence des fonctions de Dedekind, on arrivait tout à coup au bord du goure, face au vide, devant l’autre, l’ailleurs de la raison, le suspens de la régularité, et le grand mystère était que l’on passait du parfaitement régulier au radicalement irrégulier par un glissement continu qui s’achevait en absolue et pure discontinuité. La coupure de Dedekind conceptualisait l’existence de « quelque chose » radicalement autre et radicalement incommensurable aux rationnels, mais qui pourtant leur était mystérieusement relié. On était toujours « là » mais on n’était plus « là ». Le réel « trouait » le rationnel, l’illuminait par derrière, lui conférait une profondeur insoupçonnée.

J’ai été marqué à vie par ce cours sur les coupures de Dedekind et j’en suis encore aujourd’hui reconnaissant à mon professeur de mathématiques. Mes orientations ultérieures et mes choix intellectuels recherchèrent comment travailler sur ce mystère. C’est la raison pour laquelle (je pense), j’ai été immédiatement attiré, lorsque je les ai découvertes, par les structures et la géométrie fractale. Car une fractale est une figure construite sur le radicalement discontinu. Avec les fractales, je voyais devant moi des « dessins » de faille à toutes les échelles. Ces dessins avaient-ils un dessein ? Finalement, le discontinu, la rupture de temporalité, le désajustement par rapport à ce que l’on croit être ou voir, l’inversion des évidences, ont été pour moi des axes forts de tous mes travaux de recherche.

Un peu plus tard, un autre éblouissement vint de la lecture en 1979 de À la recherche du réel, le regard d’un physicien de Bernard d’Espagnat. La notion de « réel voilé » faisait écho aux coupures de Dedekind. Car, pour voir le réel, il faut précisément le dévoiler, transpercer le voile. Il ne se donne pas à « voir » tel quel, à cause du voile. Le rationnel voilait le réel et les coupures me sembler agir comme des déchirures du voile. J’ai souvent pensé à ce vers de Victor Hugo, « l’univers est une apparence corrigée par une transparence ». L’outillage technique de Dedekind m’avait permis de trouver une manière de percer l’apparence voilée pour entr’apercevoir par transparence la lumière du réel. Mais entr’apercevoir activement, c’est-à-dire ne pas rester passif pour voir. Il fallait s’élancer dans l’action, s’engager. Ainsi le désir ne pouvait pas se contenter d’être spéculatif. Un désir spéculatif n’atteint rien car rien n’est vu, car ce qui est « vu » ensuite n’existe pas à la « vue » avant, mais doit être ouvert, presque par eraction. Je pense que cette démarche s’est ensuite traduite chez moi par une méfiance vis-à-vis du positivisme, qui laisse croire que les « faits » se donnent à voir pour qui les contemple passivement, alors que, suivant Bachelard ou Bourdieu, il me paraissait clair que le « fait » devait être « conquis ».

Depuis l’expérience presque spirituelle des coupures de Dedekind, j’ai toujours cherché à renverser les évidences, à inverser les signes. J’ai toujours proposé de retrouver le discontinu sous l’apparence du continu, l’ordre sauvage sous l’apparence du sage, quelque chose qui perturbe le rapport au temps dans l’espace. D’où mon intérêt pour la notion mathématique de « hasard sauvage » par rapport aux lois des grands nombres du « hasard sage », car le hasard sage est une forme de hasard bénin qui conduit à eacer les irrégularités aléatoires en régularité non aléatoire. D’où par exemple mon interprétation des mouvements boursiers même faibles comme des mini-krachs, des micro-discontinuités plutôt que des points relevés sur un mouvement continu.

Nous évoluons ou pensons évoluer dans des structures prévisibles et tout à coup les vrais enjeux apparaissent relever d’une temporalité diérente, d’un autre rapport au monde, non rationnel, une autre mise en ordre. Ce nouveau rapport au monde peut donner un sentiment de désordre, de désajustement des apparences, une irruption de l’urgence, d’enjeux autres, de perturbations de l’ordre symbolique, presque une « inquiétante étrangeté » selon la terminologie freudienne.

Ici, ma réflexion rejoint celle de Caroline Guth dans ses tableaux. Caroline a pris comme objet le corps humain et ses perceptions, les désajustements du corps aux regards (on n'est pas nécessairement celui ou celle que les autres croient regarder). Ses « aphorismes picturaux » viennent questionner ou inverser l’ordre symbolique lié au regard, un ordre dans lequel la sexualité diérencie les rôles masculin et féminin dans des situations prédéfinies. Mais, dans ses tableaux, Caroline introduit une perturbation par rapport à ce qu’on attend. Le prévisible laisse place à de l’imprévu, les rôles deviennent inversés, la femme peut dominer l’homme. Quelle relation sexuelle est possible dans un monde dans lequel les évidences sont inversées ? Lorsque je découvris pour la première fois les représentations de Caroline, il me sembla y voir immédiatement un questionnement qui rejoignait le mien sur la faille et le renversement des évidences, sur la recherche d’un autre ordre symbolique que celui dans lequel nous sommes immergés. Ce fut clair d’un coup. Il y avait  devant moi une représentation visuelle de la faille, non pas comme dans les coupures de Dedekind, mais à partir des corps de l’homme et de la femme, et du couple qu’ils représentaient. Que pouvait-on atteindre à travers le voile de l’ordre symbolique perturbé par Caroline ? Sur quel monde nouveau ouvraient ses peintures, que « voyait »-elle et nous montrait-elle ?

Plus on va chercher à élucider une coupure de Dedekind, et plus on va préciser le point de fuite. L’élucidation ajoute du mystère au mystère. La limite irrationnelle donne le vertige. Si l’on se contente de voir un entre-deux avec une distance grande entre deux rationnels, il n’y aura pas de sensation de vertige. En revanche, si on rétrécit de plus en plus l’intervalle qui sépare deux nombres rationnels pour voir « entre », si l’on réduit continument la distance entre deux rationnels (on

« ane » la vision), alors on se donne les moyens de se retrouver nu face à la discontinuité du réel.

Cette nudité semble alors le moyen, le seul moyen, car le seul possible, d’être touché par le mystère. Dans son extrême vulnérabilité, nu, le corps devient épistémiquement le vecteur d’accès au mystère, et peut-être cela rejoint-il aussi la réflexion ou interrogation sur la relation entre sacré et sexualité. La vulnérabilité de la nudité serait la condition nécessaire à la perception du mystère, et de la faille. Ensuite, que la faille travaille le corps lui-même ne semble pas étonnant car nous n’

« avons » pas un corps, nous « sommes » corps.

Dans Hécate et ses chiens, un roman qui décrit une passion entre un homme et une femme mystérieuse, Paul Morand considère que le rapport sexuel revient à

« transpercer un spectre ». Il me semble que cette intuition croise ou rejoint la problématique des coupures de Dedekind et du réel voilé. Qui rencontrons-nous dans l’emboîtement des corps ? Dans l’étreinte extrême ? Dans la démesure (« dé- mesure ») de la sexualité ? Même l’étreinte extrême ne peut saisir ce que vise la convergence vers la coupure de Dedekind. A un moment donné, l’aventure extrême de l’esprit dans le « deux » qui s’assemblent corporellement en « Un » débouche sur un autre encore plus radical. En cela, il y a  aussi peut-être une piste qui éclaire la relation entre sexualité et sacré. Le « deux » converge vers l’ « Un

» comme les coupures de Dedekind : même dans l’accord parfait des corps, dans la concordance des temps, dans la danse des corps, dans l’enthousiasme et la jubilation des chairs, il reste à la limite un infini inaccessible.

La coupure est définie par l’ensemble de ce qui est au-dessus et en-dessous. Elle- même est la limite vers laquelle on tend. Tels des vecteurs de lancement, les expériences sexuelles radicales peuvent donner une aperception de ce qu’elles visent. Puis on retourne dans le monde des rationnels, de la régularité.

Ainsi toute passion est éphémère, non par une secrète malédiction du monde social ou un châtiment divin que l’homme devrait subir dès qu’il cherche à toucher l’Autre par l’autre, mais parce que la structure même du processus de la passion est ainsi, car la coupure est fondamentalement intouchable. Elle se refuse inexorablement à toute tentative de se l’approprier, de la maintenir béante, de la cadenasser. L’espace d’un instant, l’homme et la femme ont arraché l’épée des Chérubins qui gardaient le jardin de la Création, et pénétré par effraction dans ce jardin déprotégé où l’invisible est à portée de main. Le jeu avec le je devient le jeu avec le feu. Mais il semble que ce jardin ait été mystérieusement conçu pour qu’on ne puisse pas y rester trop longtemps.

bottom of page